Le grand portrait de Joséphine Pagnier
[Portrait publié dans le numéro 41 de Nordic Magazine datant de février 2024]
Joséphine Pagnier est née pour voler. « J’étais prédestinée », reconnaît la Haut-Doubiste. « Elle ne pouvait pas faire autre chose », confirme sa coéquipière des Vosges, Julia Clair. Il faut dire que la jeune femme a été biberonnée au saut à ski avec un papa, Joël, responsable des tremplins de la Côte Feuillée de Chaux-Neuve (Doubs). Comme si cette discipline était inscrite dans l’ADN familial. Au siècle dernier, sa grand-mère ne rêvait-elle pas de connaître les sensations du vol à une époque où les femmes n’en avaient pas le droit ?
C’est âgée d’à peine plus de deux ans que sa petite-fille goûte d’abord aux joies de la glisse en ski alpin. « C’est la base de tout et important pour l’équilibre », estime son père. Logiquement, le ski de fond suit sur cette terre de nordique. Mais le regard de Joséphine Pagnier fixe déjà le ciel. « Je passais énormément de temps au tremplin et je voulais absolument sauter, se rappelle-t-elle. Je raconte que j’avais huit ans quand j’ai commencé le saut, mais on a retrouvé une photo où je suis en posture d’élan dès quatre ans sur le mini Planica. »
En réalité, corrige son père, ses premiers vols interviennent aux alentours des six ans et demi, sept ans. Ils lui procurent beaucoup de plaisir. « Ces sensations et cette prise de risque me conviennent bien. J’ai tout de suite adoré ! C’était sur des petits tremplins, mais c’était de vrais sauts avec de l’adrénaline. Je sautais à l’instinct, avec mon papa comme entraîneur. » Pour l’anecdote, Mattéo Baud, devenu combiné nordique de l’équipe de France, l’accompagne dans ces années d’apprentissage.
Lors de ses venues à Chaux-Neuve avec les jeunes du comité de Savoie qu’il entraîne alors, Damien Maître repère la Chaunière. « J’ai souvent vu cette petite fille qui était au tremplin, qui restait à écouter les grands et à regarder comment ça se passait. Elle avait toujours les yeux grands ouverts. J’ai senti assez rapidement qu’elle avait quelque chose, ça se voyait qu’elle était heureuse d’être là », raconte-t-il.
Rapidement, Joséphine Pagnier est lancée dans le grand bain des compétitions régionales, puis nationales… principalement face à des garçons. « J’étais la seule fille de ma catégorie d’âge », se souvient-elle. « Je me rappelle m’être fait critiquer parce que je la faisais partir de la barre des garçons quand les autres filles s’élançaient trois, quatre plateformes plus haut », raconte Joël Pagnier. Avec son œil extérieur, Damien Maitre, coach de la Savoie, a remarqué ses « qualités de vol ». L’athlète les définit ainsi : « Les skis et mon corps ne font qu’un. Quand je vole bien, je sais exactement quoi faire et où aller. C’est instinctif, je pilote, un peu comme les oiseaux. »
Un déménagement en Savoie
Lucile Morat, ancienne athlète des équipes de France et grande amie, abonde : « Sa qualité, c’est le style. J’ai l’impression que c’est la seule à faire ce qu’elle fait et c’est là qu’elle fait la différence. » Joël Pagnier énumère d’autres dispositions de sa fille : « Elle a fait de la gymnastique pendant trois, quatre ans à Mouthe (Doubs) puis à Pontarlier (Doubs), ce qui lui a fait beaucoup de bien en lui apportant de la souplesse et de l’équilibre, des atouts importants pour le saut. Petite, elle ne tombait quasiment jamais grâce à cela. Elle est également très à l’écoute, persévérante et tenace. »
De quoi lui permettre de commencer son parcours international et donc de se frotter aux autres dames du circuit. « J’ai commencé à faire des OPA Cup [aujourd’hui FESA Cup] avec la fédération, ce qui me plaisait, mais j’avais l’impression de davantage m’éclater à l’entraînement avec les garçons », indique-t-elle, dans un fou rire. Il faut dire qu’elle est alors encore toute jeune du haut de ses treize ans. Le jeu et le défi sont encore présents, l’idée de faire carrière encore lointaine.
Lors de la saison 2016/2017, à quatorze ans seulement, elle gagne malgré tout le classement général de la coupe continentale, en s’imposant notamment deux fois à Notodden, en Norvège. Après le collège, Joséphine Pagnier aurait pu alors bifurquer vers le combiné nordique dont elle suit aussi les stages fédéraux. « Je me souviens avoir discuté avec elle en lui disant qu’elle avait du talent et qu’en travaillant correctement, elle allait pouvoir faire de grandes choses », n’a pas oublié Damien Maître qui lui indique aussi qu’elle doit choisir la discipline qu’elle aime le plus, étape nécessaire pour réussir à très haut niveau.
Sans surprise, le choix de Joséphine Pagnier se porte vers le saut spécial. « Elle aime bien faire du ski de fond, mais pas en compétition », note le paternel avec son accent du Haut-Doubs.
Le déclic du Raw Air
Elle quitte alors le cocon familial pour rejoindre le lycée de Moûtiers (Savoie), situé non loin des tremplins olympiques du Praz de Courchevel (Savoie). Sous l’égide de la FFS, Joséphine Pagnier, désormais en équipe de France juniors, fait alors ses armes sous les ordres d’Alexandre Mougin. Océane Paillard, Romane Dieu ou Marine Bressand sont ses coéquipières. « C’était bien parce qu’on nous permettait de bosser dans l’exigence, sans se prendre la tête avec le haut niveau et nous dégoûter. C’était simple », se remémore-t-elle.
En décembre 2017, elle participe à sa première coupe du monde. Le week-end du podium historique signé collectivement à Hinterzarten (Allemagne) par Léa Lemare, Julia Clair, Romane Dieu et Lucile Morat, elle manque la qualification. Un an plus tard, elle marque par contre ses premiers points à Prémanon (Jura).
« Les choses se sont accélérées grâce à cette performance et je suis passée dans le groupe au-dessus coaché par Damien Maître et composé d’Océane Avocat-Gros, Lucile Morat, Léa Lemare et Julia Clair, blessée cette saison-là au genou », explique-t-elle.
Elle participe ensuite aux championnats du monde de Seefeld (Autriche) puis aux tournées norvégiennes et russes. « C’est à partir du Raw Air, justement, que je me suis dit que je voulais faire du haut niveau. Cela m’a fait un déclic et je me suis dit que j’avais les moyens d’être bonne », reprend la Franc-Comtoise. Alors, elle met les bouchées doubles et se professionnalise à l’extrême. « Jusqu’alors, je ne me posais pas trop de questions. Plus que d’obtenir des résultats, mon objectif était de sauter sur tous les tremplins du monde et de me faire plaisir. »
Un état d’esprit qu’elle qualifie de « freestyle et pas professionnel ». Au printemps 2019, elle se demande ce qui lui manque pour être la meilleure du monde. « J’ai pris chaque sujet – la nutrition et le sommeil par exemple – et me suis demandée comment je pouvais les améliorer. Au tremplin, j’avais aussi beaucoup d’axes techniques à rectifier parce que j’avais une base qui n’était pas hyper solide », estime-t-elle.
« Relation fusionnelle » avec Damien Maître
Lucile Morat témoigne du coup de balai effectué par la sauteuse : « J’ai vu le changement de “la Jo qui était là pour être là” à “la Jo bosseuse”. Elle a pris en maturité en très peu de temps. » C’est cette métamorphose qui lui a permis d’entrer de façon pérenne dans le top 15 de la coupe du monde et de terminer, en février 2022, à même pas vingt ans, onzième des Jeux olympiques sur le petit tremplin de Zhangjiakou (Chine).
« On sentait que c’était bien, mais qu’il fallait autre chose pour passer au niveau du dessus, annonce Damien Maître. Elle devait garder son côté hyperprofessionnel, sans oublier de se livrer et d’être instinctive. Elle a ainsi beaucoup travaillé son mental pour être présente dans le moment et piloter ses émotions du mieux possible. »
Acharnée de travail, ambitieuse et capable de passer des heures sur un petit détail qui ne lui plaît guère, Joséphine Pagnier a remis l’ouvrage sur le métier pour mettre en place son « plan » avec l’aide de Damien Maître. « On a une relation vraiment fusionnelle et on n’a plus besoin de se parler pour savoir ce que ressent l’autre. Je suis très fière et heureuse que ce soit mon coach. Notre duo marche super bien », lance la Doubiste, qui a pour idoles Maren Lundby et Jason Lamy Chappuis, aujourd’hui commandant de bord à Air France.
Justement, la sportive franc-comtoise doit passer en « pilotage automatique » : « À la table, au lieu de réfléchir à comment pousser, elle pousse. Dans les airs, au lieu de réfléchir à comment voler, elle vole. Cela crée une dynamique tout autre qui fait la différence entre un saut jouant la gagne et un saut autour de la quinzième place », juge l’entraîneur.
C’est donc cela qui lui permet, en décembre 2023, de monter sur le toit de la planète saut à ski en gagnant deux concours de coupe du monde à Lillehammer (Norvège) et Engelberg (Suisse). Des victoires faisant de la Jurassienne la successeure de Coline Mattel. Ces performances lui donnent le droit de revêtir le mythique dossard jaune, une première dans l’histoire du saut à ski tricolore. Un motif de fierté pour Joséphine Pagnier. « Cela fait bizarre d’avoir vu les grandes et les grands le porter et de l’avoir à mon tour », avoue-t-elle. « Elle se donne du mal, salue son coach. Ce n’est pas arrivé par hasard. »
Pour Joséphine Pagnier, le plus dur commence peut-être maintenant. Alors qu’elle était encore dans les premières places du classement général de la coupe du monde au passage à la nouvelle année, elle va devoir confirmer son tout nouveau statut. « Je sais que ma carrière est encore longue », termine-t-elle, des étoiles dans les yeux.
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