L’un a tout gagné dans l’univers du trail longue distance, le second a gagné hier l’UTMB. La montagne est pour eux un terrain de jeux grandeur nature. Que ce soit en hiver sur les skis de fond ou en été sur les sentiers, ils militent chacun à leur façon pour une approche ludique et respectueuse de leur environnement. Parce qu’ils représentent deux générations partageant les mêmes valeurs sportives et humaines, Nordic magazine avait réuni, au printemps dernier, Dawa Sherpa, 43 ans, et Xavier Thevenard, 25 ans, pour un entretien exceptionnel. Nous voici donc à deux pas de Genève, dans le salon du domicile du Népalais d’origine, pour un moment hors du temps, baigné dans un univers qui rappelle le parcours et la passion d’un coureur d’exception.
Nordic magazine Quand chacun d’entre vous a appris qu’il allait rencontrer l’autre, vous avez réagi avec enthousiasme. Xavier Thevenard, que représente Dawa à vos yeux ?
Xavier Thevenard Quand je faisais encore du biathlon, je m’intéressais déjà aux longues distances, un univers qui me passionnait. J’étais fasciné par les images des premiers utra-trails à la télé, l’endurance des coureurs, et notamment celle de Dawa, mon idole, capable de courir aussi longtemps.
Dawa Sherpa Le parcours de Xavier est super. Quand, comme lui, on pratique le ski de fond depuis tout jeune, c’est une bonne base pour la pratique du trail car ce sont des sports très similaires musculairement et physiquement. Il est très tonique, très musclé, sachant que, selon moi, plus on est musclé plus l’organisme est résistant : les muscles limitent les risques sur les cartilages. C’est important pour des courses longues distances. En fait, je suis impressionné par Kilian (Jornet) ou Xavier qui sont des jeunes coureurs et qui aiment tout simplement être dans la nature.
Xavier Thevenard C’est bien cela le plus important : aimer courir.
Courez-vous pour vous sentir bien, pour être proche des éléments, presque en communion avec la nature ?
Xavier Thevenard D’être dans la nature, c’est juste un bien-être au quotidien. Ça nous permet d’admirer des choses simples, belles à regarder tout simplement. En été, j’adore aller courir le matin avant le travail et monter au Suchet juste pour la vue sur les Alpes. C’est un plaisir chouette et simple.
Dawa Sherpa Pour moi, courir est très naturel car je suis né dans la montagne au Népal où la marche à pied et la course sont les meilleurs moyens de déplacement. Entre chez moi et la dernière route, il y avait près de 80 km, avec pas mal de dénivelé. Aujourd’hui, courir dans la montagne c’est comme courir dans mon jardin. On n’a pas à aller chercher plus loin notre plaisir.
La contemplation est-elle une donnée importante dans la pratique du trail telle que vous l’entendez ?
Dawa Sherpa Oui, même des fois avec le mauvais temps, on a droit à une petite éclaircie où on voit des choses différentes. Chaque fois que je monte sur le Salève (au-dessus de Genève), je vois des décors et des paysages différents. Au printemps, les fleurs fleurissent, la nature sort de terre, elle change de couleurs… Quand on est attiré par ce côté-là du sport, c’est comme une sorte de drogue.
Xavier Thevenard Chaque saison est différente : il n’y a jamais deux fois la même séance d’entraînement, le paysage change en permanence.
Dawa Sherpa Oui, ça évolue tout au long de l’année. J’ai d’ailleurs une préférence pour l’hiver, son froid et ses paysages car l’été, il fait trop… chaud.
Xavier Thevenard J’aime beaucoup l’hiver aussi et l’arrivée du printemps avec des journées qui s’allongent. J’ai un peu plus de mal l’été avec les fortes chaleurs.
Dawa Sherpa Quand on court, ce n’est pas simplement pour se déplacer d’un endroit à un autre et franchir la ligne d’arrivée. Chaque passage de rivière, dans les combes, dans une montée ou une descente dans la forêt, sur un sentier, même si on pense bien les connaître est l’occasion de découvrir de nouvelles choses.
Xavier Thevenard Ce qui est excellent aussi, c’est de prendre une carte du massif jurassien et de se dire, tiens, je ne connais pas cette combe, ce sommet, cette doline et d’aller voir à quoi ça ressemble réellement. C’est presque un jeu en somme.
Qu’apporte un dossard dans cette approche très spirituelle de la course en montagne ? Est-il essentiel, obligatoire, contraignant ?
Dawa Sherpa Le dossard devient un peu une mode mais avec ou sans, ça ne change pas grand-chose pour moi. Je suis plus content d’être avec tout le monde au départ et dans la nature, que du temps que je réalise sur une course.
Xavier Thevenard Je porte un dossard depuis tout gosse, avec les grands prix de ski de fond tous les dimanches… J’ai l’esprit de compétition mais après ce n’est pas un tout. Quand je vois des athlètes de haut niveau qui arrêtent leur carrière et ne font plus de sport derrière, j’ai du mal à comprendre leur logique. Ils ont fait du sport et des sacrifices pour arriver au top et couper d’un coup ; je ne pourrais pas faire ça… Quand je ne cours plus, j’en ressens le besoin. Si je mets un dossard, c’est pour voir ce que je vaux par rapport à la concurrence.
Dawa Sherpa Même si je ne dispute pas une course, j’aime venir sur le parcours et encourager les coureurs. C’est un plaisir pour moi.
Et l’entraînement dans tout ça ?
Dawa Sherpa C’est particulier pour moi car je ne m’entraîne quasiment pas. Je travaille 9 heures par jour, 5 jours par semaine sur les chantiers. Si je dois déplacer une semaine, je demande à mon patron qui est très sportif et arrangeant. Pour le tour du Mont-Blanc par exemple, j’ai pris une fois une semaine spécifique mais sinon, je ne prépare pas les trails. Si ça passe, c’est bien, si ça ne passe pas, j’essaierai un autre jour.
Xavier Thevenard De mon côté, j’ai la chance de faire un truc que j’aime bien ! Je suis éducateur sportif à deux pas de chez moi et peux partir courir deux heures le matin avant le boulot et le soir aussi. Je suis dehors toute la journée avec le kayak et l’escalade l’été, le ski l’hiver.
Dawa Sherpa Quand j’ai passé neuf heures sur le chantier, les gens pensent encore que je vais courir tous les soirs ! Je vais juste au travail en vélo, ça fait 20 km aller-retour avec quelques bosses sur le parcours.
Sur le genre d’épreuves que vous écumez du printemps à l’automne, court-on contre soi-même, contre les autres, contre le chronomètre, contre la montagne ?
Xavier Thevenard Je dirais plutôt contre soi car quand tu t’engages sur 100 km avec tant de cols à passer, il faut parfaitement se connaître et le vouloir… Il faut bien gérer son effort, s’alimenter, s’hydrater. On ne peut pas calquer sa course sur un adversaire : ces courses sont tellement dures qu’il faut se concentrer uniquement sur soi et les conditions de course.
Dawa Sherpa Je ne pense pas que ce soit contre quelque chose. Quand je cours, j’essaye plutôt de me créer une expérience personnelle à un moment donné. Même si tu te sens bien, sur une telle distance de course, il y a des dangers partout, des entorses, des glissades, une fringale. J’essaye de réguler ma vitesse en fonction de la distance à couvrir. C’est ça que j’essaie de trouver… tout en profitant de la nature et des autres concurrents qui courent à la même vitesse que moi.
Vous pensez donc à des tas de choses pendant une course ?
Dawa Sherpa Absolument ! Quand je vois au départ de certaines courses des gens qui sont stressés, je ne comprends pas. On est libre de prendre le départ, si on ne finit pas ce n’est pas grave.
Xavier Thevenard Vivre l’instant présent est important. Quand je rechausse les baskets au printemps, que les sensations sont au rendez-vous, qu’on voit que ça file dans les bois, que les oiseaux chantent, c’est vraiment du plaisir à l’état pur.
Dawa Sherpa Si on court avec quelqu’un, je trouve qu’on perd un peu le lien avec la nature : en discutant ou en écoutant de la musique, on n’entend pas la rivière, le chant des oiseaux…
Xavier Thevenard Oui mais j’aime bien courir avec la musique car je trouve que certains sons se marient bien avec le paysage et donnent une ambiance particulière.
Qu’est ce qu’une course réussie à vos yeux ?
Dawa Sherpa C’est une course où on n’a pas connu de faiblesses, ni forcer quelque part… C’est pour cette raison que je ne veux plus faire de courses de plus de 100 km. À partir de 80 km, je n’ai plus le plaisir de courir ; on marche plus qu’on court. Les muscles sont fatigués et les cartilages compensent.
Xavier Thevenard Une course réussie ce sont d’abord de bonnes sensations, être content de sa journée… Quand on finit dans les 3, dans les 5, on ne se rend pas toujours compte de ce qu’on vient de faire. Ce sont les félicitations des uns et des autres qui nous ouvrent réellement les yeux sur notre performance. Dans ce sens, le regard des autres est encourageant, donne envie de continuer même si l’essentiel reste la sensation de liberté.
Dawa Sherpa Le regard des autres est important, oui et non. Pour moi, c’est aussi important de se dire que le premier et le dernier d’une course vivent la même passion à différents niveaux. Je suis impressionné par les derniers. Ils mettent trois fois plus de temps que nous, sont donc trois fois plus fatigués malgré trois fois moins d’entraînement que nous. Les courses de plus de 100 km détruisent beaucoup ! On reçoit énormément d’encouragements, de messages de personnes qui ont progressé en suivant nos performances mais je ne veux surtout pas entendre : “j’ai bousillé ma santé à cause de toi” ! Dans la tête de beaucoup de gens, ce que fait Kilian Jornet est accessible puisque c’est un homme comme les autres. Sauf que Kilian, c’est son travail, il ne fait que ça. Il est adapté musculairement à ce type d’efforts. D’un autre côté, c’est bon signe de voir des personnes se faire connaître dans le trail, à condition de limiter les dégâts, d’être raisonnable.
Xavier Thevenard Il faut dire aussi que le fait de s’inscrire à une épreuve très difficile, c’est une façon de se tester, de repousser ses limites, de se prouver quelque chose à eux-mêmes et du coup, trouver une satisfaction personnelle. Il y a aussi, une fois de plus, le regard des autres qu’on veut contenter…
Les très longues distances exposent les coureurs à certains risques en montagne inhérents à la course de nuit par exemple…
Xavier Thevenard Quand on participe à un grand trail, on sait qu’il existe une organisation derrière avec
des secours sur le tracé. Sur le pire trail que j’ai disputé, la CCC, et Dieu sait que les conditions étaient dantesques, je ne me suis jamais senti en danger. Ce qui me fait plus peur, c’est comment mon corps va se comporter sur du très long comme sur l’UTMB que je vais découvrir cet été…
Dawa Sherpa Pour moi, la gestion du danger est simple : savoir s’arrêter au bon moment. Une entorse, par exemple, ne gêne pas le coureur dans l’effort mais courir longtemps avec une entorse peut avoir de graves conséquences à long terme. Je pense aussi que la plupart des personnes ne courent pas pour eux mais pour quelqu’un : un collègue de travail, un membre de la famille ! La pression est si forte pour décrocher certains dossards que beaucoup de coureurs veulent aller le plus loin possible.
Entretien publié dans Nordic Magazine n°3